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Photographies de Jean Moulin face à l'ennemi


Christine LEVISSE-TOUZE

Tout le monde connaît le célèbre cliché de Jean Moulin le statufiant en archétype du soldat de l' " armée des ombres " coiffé de son feutre au bord rabattu pour rester incognito et échapper à toute poursuite. Pourtant elle date d'avant guerre! Tout aussi connues sont les photographies de Jean Moulin prises à Chartres en juillet 1940 dont l'une en " compagnie " du Feld Kommandant de Chartres. Ces clichés faisant souvent l'objet de datations et d'interprétations erronées voire fallacieuses nous avons demandé à Christine Levisse-Touzé, Directeur du Mémorial du Maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris et Musée Jean Moulin de les replacer dans leur contexte respectif.

Frantz Malassis

A l'aube du 17 juin, des Allemands de la 8e division d'infanterie arrivent à la préfecture sur les pas des troupes françaises en repli. Des officiers de renseignement se présentent à la préfecture et emmènent le préfet au quartier général. Jean Moulin est sommé de signer un document accusant les troupes noires de l'armée française de massacres de femmes et d'enfants. Ce texte rédigé par les services de l'armée allemande devait être signé par l'autorité du département. Jean Moulin indigné, proteste. Aux injures succèdent les coups et un passage à tabac en règle. Il est conduit au lieu-dit La Taye près de Saint-Georges-sur-Eure, où huit cadavres mutilés lui sont montrés. Jean Moulin devant les corps criblés d'éclats d'obus proteste, objecte que ce sont des victimes des bombardements le 14 juin.

Il est laissé quelques heures pour réfléchir auprès des restes d'une femme. A la nuit tombante, non sans avoir insisté violemment pour qu'il signe, les Allemands l'enferment dans la loge du concierge de l'hôpital civil en compagnie d'un Sénégalais fait prisonnier. Craignant de finir par céder, Jean Moulin tente de se suicider en se tranchant la gorge avec des morceaux de verre à terre. " Et pourtant, je ne peux pas signer [÷] Tout, même la mort [÷] Les boches verront qu'un Français aussi est capable de se saborder [..]. Je sais que ma mère, me pardonnera lorsqu'elle saura que j'ai fait cela pour que des soldats français ne puissent pas être traités de criminels et pour qu'elle n'ait pas, elle, à rougir de son fils ". Découvert à l'aube couvert de sang, il peut être sauvé. Il est ramené à la préfecture et s²ur Aimée lui prodiguera les meilleurs soins. Les supérieurs de ces officiers allemands évoquent mal à l'aise, un " malentendu ".

Jean Moulin, le 12 juillet, relate au ministre de l'Intérieur du gouvernement de Vichy, les faits survenus dans son département depuis le 9 juin, mais ne consacre qu'un court paragraphe à son attitude face aux Allemands : " un des rares incidents qui se soient produits depuis l'entrée des troupes allemandes est celui dont j'ai été victime les 17 et 18 juin, incident sur lequel j'ai décidé de faire le silence dans un but d'apaisement ". Il demande à être convoqué pour exposer ses préoccupations.

Cet épisode doit être replacé au c²ur d'un épisode plus complexe. Le 16 juin ont lieu les combats au sud de Chartres opposent côté ennemi, la 1ère division de cavalerie et la 8e division d'infanterie, à la 8e division légère d'infanterie coloniale. Dans cette guerre raciale, les Allemands expriment leur aversion à combattre les troupes noires : c'est la Schwarze Schmar - la honte noire - Près de Maintenon et devant Chartrainvillers, le 26e RTS oppose une grande combativité. Formé en 1940 à Dakar, il a passé l'hiver sur la ligne Maginot. Il est rattaché à la 8e DLIC, qui, après un transfert dans la Drôme est renvoyée en renfort sur la Seine pour barrer la route aux Allemands. Elle arrive avec 2 jours de retard.

L'étude de M. François permet de comprendre le scénario allemand. Le 16 juin, 193 soldats du 26e RTS ont été tués dont 29 officiers et sous-officiers. A lui seul, le régiment totalise plus de 40 % des soldats tués en Eure-et-Loir. Le 16 juin est découvert le corps mutilé d'un officier, Joseph Pawlitta, chef de musique du 38e régiment d'infanterie de la 8e Division d'infanterie allemande dans la zone de combat du 26e RTS. Les Allemands prétendent que le corps a été mutilé. Le lieutenant Coutures de la 1ère Cie du 26e RTS prisonnier est violemment pris à parti. On parle de le fusiller. Le 17 juin, le 3e bataillon du 26e RTS est encerclé au nord d'Ermenonville-la-Petite et dépose les armes. Le général Feldt de la 1ère division de cavalerie allemande et le colonel von Thüngen commandant le 22e régiment de cavalerie menacent de faire fusiller tout le bataillon. Il semble qu'il y ait simulacre comme pour le lieutenant Coutures. Les mitrailleuses sont placées en batterie. Le discours tenu à Moulin est tout autre, les Allemands ayant découvert les circonstances de la mort de l'officier allemand, tué au combat. La propagande nazie fait le reste ; elle dénonce la décadence de l'armée française qui compte dans ses rangs des troupes de couleur, donc des " sous-hommes ". L'idéologie nazie se réfère également à l'occupation de la Ruhr dans les années 20 par des troupes de l'empire français et rappelle dans son discours de propagande, les exactions de ces troupes d'occupation. Les forces allemandes qui opèrent ces massacres sont des troupes de la Wehrmacht ce qui contredit l'image du " soldat correct ". D'autres exemples peuvent être cités de tirailleurs sénégalais ou soldats métropolitains fusillés sur place : près de Chasselay (dans le Rhône) un plus de 200 Sénégalais du 25e RTS ont été fusillés ou du 53e Régiment d'infanterie coloniale mixte à Airaines du 5 au 7 juin qui a perdu le Capitaine N'Tchoréré massacré. Jean Moulin est sans illusion sur la psychologie et le comportement de l'ennemi. Il a eu connaissance d'excès de tous genres, dans son département. Dans son journal, il cite le triste exemple de Mme Bourgeois, qui ayant protesté contre la réquisition de sa maison a été fusillée devant sa fille que les Allemands obligèrent à creuser sa tombe

Son attitude fut-elle exceptionnelle ? La situation doit être analysée département par département. Le dictionnaire des préfets et le rapport du président de l'Association de l'administration préfectorale Autrant du 21 août 1940 renseignent sur le comportement général des préfets. Quelques exemples méritent d'être cités. Des préfets livrent un baroud d'honneur face à l'occupant en laissant un temps le drapeau tricolore flotter. Il y a ceux qui dans des départements exposés, ont fait face : le sous-préfet de Dunkerque, les préfets des marches de l'Est, du Bas-Rhin, de la Moselle. Il faudrait aussi ajouter ceux qui demeurent courageusement à leur poste, le préfet de police Roger Langeron à Paris et d'Emile Bollaert à Lyon pris en otage par les Allemands dans la nuit du 19 au 20 juin. 

Autrand, dans un rapport présenté au gouvernement de Vichy consacre la dernière page à Jean Moulin : " A leur arrivée à Chartres, les Allemands avaient exigé qu'il signât une déclaration reconnaissant que des aviateurs français avaient fait de nombreuses victimes à Chartres et que nos soldats avaient violenté des femmes. Le préfet s'y étant énergiquement refusé, les Allemands l'ont conduit dans une pièce obscure et l'ont roué de coups. Craignant sous la souffrance de prononcer quelques mots imprudents, il s'est ouvert la gorge. Gravement atteint, les Allemands n'ont pas consenti à son transfert dans un hôpital de Paris. Il a été soigné à Chartres. Il est resté des semaines sans pouvoir articuler une parole avec une blessure grave. A fait preuve d'un réel courage civique. ". Le cas de Jean Moulin est unique. C'est le seul aussi qui a été confronté à telles épreuves.

Christine Levisse-Touzé, Directeur du Mémorial du Maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris et Musée Jean Moulin

Bien chère maman, bien chère Laure,

Je vous ai peu donné de mes nouvelles, ces derniers jours. La faute en est aux événements tragiques que j'ai vécus. [÷]

Quand vous recevrez cette lettre, j'aurai sans doute rempli mon dernier devoir. Sur ordre du gouvernement, j'aurai reçu les Allemands au chef-lieu de mon département et je serai prisonnier.

Je suis sûr que notre victoire prochaine - grâce à un sursaut d'indignation du reste du monde et à l'héroïsme de nos soldats (qui valent mieux que souvent l'usage qu'on en a fait) - viendra me délivrer.

Je ne savais que c'était si simple de faire son devoir quand on est en danger. [÷]

Je suis en bonne santé malgré les fatigues de ces derniers jours.

Je pense à vous de tout mon c²ur.

Jean.

P.S. Si les Allemands - ils sont capables de tout - me faisaient dire des choses contraires à l'honneur, vous savez déjà que cela n'est pas vrai. "

 

La photo de Marcel Bernard montrant Jean Moulin coiffé d'un chapeau, d'une écharpe camouflant sa gorge, vêtu d'un pardessus, a contribué à nourrir la légende de ce héros de la Résistance. D'aucuns l'on datée postérieurement à sa tentative de suicide du 17 juin 1940, pour expliquer que son écharpe aurait dissimulé sa vilaine cicatrice. Il n'en est rien. Elle a été prise au cours de l'hiver 1939, près de la promenade du Peyrou, aux Arceaux à Montpellier. Il est alors préfet d'Eure-et-Loir. Comme la plupart des méridionaux, Jean Moulin est frileux et se couvre. Le feutre, le pardessus et l'écharpe sont les attributs de la mode masculine de l'époque. La physionomie de " Max " dans la clandestinité est bien différente de celle de l'hiver 1939-1940. Les résistants qui l'ont côtoyé comme Daniel Cordier, son secrétaire, souligne ses traits creusés, fatigués et amaigris par la dure vie de résistant traqué.

Pour rassurer sa famille après les événements dramatiques du 17 juin 1940, Jean Moulin se fait photographier au mois de juillet par sa secrétaire dans la cour de la préfecture de Chartres, sa blessure au cou dissimulée sous un foulard. Il existe trois photos : l'une en civil, l'autre avec sa veste et son képi de préfet, l'autre avec le major von Gutlingen, Feld Kommandant, qui a réquisitionné les bâtiments de la préfecture, le préfet ayant été contraint de s'installer dans la conciergerie. Le commandant allemand a voulu figurer sur la photo aux côtés du préfet avec lequel il entretient des rapports corrects. Cet officier allemand n'est pas responsable des sévices subis par Jean Moulin le 17 juin. On observera la distance que met celui-ci à l'égard de l'officier allemand.