La justice des années sombres. 1940-1944, Journées régionales d'histoire de la justiceAssociation Française pour l'Histoire de la Justice Paris, Edition La documentation française, 2001 Partant d'une spécificité de l'Etat français, à savoir la prolifération et le renforcement continuel de juridictions d'exception chargées de réprimer la Résistance, ce colloque en examine tous les aspects (les lois et leur mise en œuvre, les représentations qu'elles présupposent) pour s'interroger sur " l'accommodation " à ce nouveau système d'une magistrature pour l'essentiel inchangée par rapport à la IIIe république. Dès la première année, Vichy cumule l'utilisation des tribunaux correctionnels, notamment contre la propagande clandestine, avec la création de tribunaux d'exception à vocation d'exemplarité : cour de Gannat pour juger les Français Libres, tribunaux spéciaux visant les inconnus auteurs d'" agressions nocturnes " en métropole. A l'été 41 commence une deuxième phase : la généralisation de ces tribunaux d'exception dans un esprit avéré de collaboration judiciaire avec l'occupant, d'abord contre la lutte armée communiste, puis contre l'ensemble des groupes paramilitaires résistants. Ce sont essentiellement les sections spéciales près les cours d'appel (en zone nord) et les tribunaux militaires (en zone sud jusqu'en novembre 42). Devant les " ratés " de la section spéciale de Paris (qui ne prononce que 3 des 6 condamnations à mort programmées), Vichy complète immédiatement le dispositif par les deux sections du Tribunal d'Etat, incluant des magistrats non-professionnels. Les deux années suivantes, le régime élargit les compétences des tribunaux spéciaux (détention d'armes, de postes TSF, évasions de prison) puis des sections spéciales, qui couvrent progressivement tous les actes " terroristes " quels qu'en soient les auteurs et s'augmentent de " sections spéciales élargies ", incluant policiers et gendarmes. Les représailles de la Résistance contre des magistrats des sections spéciales ayant prononcé la peine de mort et les refus de leurs collègues de continuer poussent Vichy à la troisième phase : le dessaisissement de la Justice au profit d'organes administratifs, les cours martiales, rattachées au Maintien de l'Ordre, et chargées de rendre une justice impitoyable et expéditive contre toutes les unités armées de la Résistance (groupes francs, maquis) aux prises avec les forces de l'ordre. Le nombre des condamnations à mort de ces tribunaux (tribunaux spéciaux : 6, sections spéciales : 45 dont 33 par contumace, cours martiales 200), comparé aux milliers de résistants fusillés et déportés par l'occupant, rappelle à quel point les Allemands étaient les maîtres du jeu, se réservant pour l'essentiel la répression des actes commis contre leurs troupes. Mais le bilan des juridictions de Vichy va bien au-delà de ces chiffres, puisque les Allemands puisèrent continuellement dans les détenus arrêtés en vertus des lois françaises pour alimenter les exécutions d'otages puis les convois de déportation. L'espoir vichyste de la reconnaissance d'une " souveraineté " française grâce à la collaboration fut, dans ce domaine comme dans d'autres, une illusion. Les deux épisodes de refus de condamnation à mort (à Paris en 41, puis plus généralement fin 43) révèlent les marges de manœuvre importantes dont disposait la magistrature. Les pratiques individuelles des magistrats montrent qu'ils ont parfois modulé leur application des lois répressives en fonction des a priori idéologiques de Vichy à l'égard de " l'anti-France ": les peines de mort des tribunaux d'exception affectent en priorité des étrangers, le juge d'instruction Cohendy de Lyon, passif devant des résistants non-communistes, instruit clairement à charge devant des résistants communistes… Cependant, comme le montre Alain Bancaud, l'attitude collective des magistrats sous Vichy, majoritairement peu favorables à la Révolution nationale, a plutôt relevé d'une stratégie de corps d'Etat soucieux de se pérenniser par delà les bouleversements politiques. Ils cautionnèrent sans état d'âme les juridictions d'exception, tout en essayant de poser des limites dans leur application - que l'on constate dans l'interprétation restrictive des lois et une baisse tendancielle des peines prononcées. Ce comportement ne visait pas à contester le système, mais à se déresponsabiliser en conduisant l'Etat français à assumer sa radicalisation par une inflation juridique, et par le recours accru aux mesures extra-judiciaires (l'internement administratif des prévenus acquittés, par exemple). Les magistrats poussèrent cette logique jusqu'au bout en encourageant eux-mêmes, à l'automne 1943, leur dessaisissement par les cours martiales. Ce n'était pas dans un esprit de rupture, mais au contraire pour tenter l'impossible : concilier l'exercice du métier avec l'expression d'une réserve à l'égard de l'évolution du régime. Passés en seconde ligne, ils purent le faire par divers procédés (déqualifications systématiques, destructions de preuves, peines inférieures au minimum légal), mais au prix d'un aveuglement sur les conséquences dramatiques, pour un nombre croissant de résistants arrêtés, du système répressif qu'ils continuaient à faire fonctionner. Cette attitude ne peut se comprendre sans référence au temps long, celui qui a permis à la magistrature de forger son identité sous la IIIe République. La " tradition " républicaine du corps incluait l'acceptation des juridictions d'exception (celles du Second Empire ont été légalisées a posteriori par la Cour de Cassation) ; elle exigeait du juge le respect inconditionnel de la loi (mis à l'épreuve, notamment, lors de l'application des lois contre les congrégations religieuses), et avait assimilé à une défense " dépolitisée " de l'ordre social les luttes contre certaines forces politiques (anarchistes dans les années 1890, communistes dans les années 1920). C'est au nom de cette tradition que les magistrats ont conçu leur soumission aux lois de l'Etat français (et leur prestation de serment au Maréchal Pétain) comme relevant de l'ordre de l'obligation professionnelle et non du geste politique. En définitive, la période vichyste est ici le révélateur des problèmes posés par le manque de contrôle de la Loi par le Droit dans la tradition républicaine française. C'est dans la constitution de la Ve république, instituant un contrôle de constitutionnalité, que les leçons du passé commenceront à être tirées. Bruno Leroux Sommaire de l'ouvrage © Fondation de la Résistance |