Philippe Leclerc de Hautecloque (1902-1947). La légende d'un hérosChristine Levisse-Touzé Edition Tallandier, 2002 En cette année du 100e anniversaire de la naissance de Leclerc, la parution de cet biographie largement illustrée, coordonnée avec l'exposition que lui consacre le Mémorial Leclerc-Musée Jean Moulin de la Ville de Paris, vient opportunément rappeler à quel point l'épopée de la France Libre comme celle de la Résistance intérieure est liée à certains destins d'exception. Le maréchal Leclerc est une de ces " gloires nationales " sur lesquels il semble que tout ait déjà été dit depuis longtemps, tellement sa biographie se confond avec des épisodes emblématiques : le capitaine qui rallie le Cameroun à la France Libre en août 40, avec quelques pirogues et en s'affublant sans vergogne de deux galons de colonel ; l'homme du serment de Koufra, prononcé en plein désert libyen devant quelques centaines de soldats aux équipements de fortune, après la première victoire des FFL naissantes ; le chef de la 2e DB, libérateur de Paris, puis de Strasbourg - symboles du serment tenu ; enfin, le général dont la mort tragique, fauché à 45 ans par un accident d'avion absurde, ne fait qu'ajouter à la beauté d'un destin fulgurant et inachevé. Ce livre démontre cependant que la recherche historique a raison de s'intéresser aux héros de l'histoire nationale. Depuis nombre d'années, des monographies et des colloques - dont ceux organisés par l'auteur - ont permis d'ausculter toutes les facettes de l'action de Leclerc : non seulement son action pendant la Seconde Guerre Mondiale, qui constitue le cœur de la légende, mais aussi sa carrière d'avant-guerre et son action ultérieure en Indochine. A travers la synthèse rigoureuse et précise qu'en fait Christine Levisse-Touzé, on comprend parfaitement comment et pourquoi Philippe de Hauteclocque a accédé à ce statut exceptionnel. Comme chez de Gaulle ou Jean Moulin, ce qui frappe dans la personnalité de Philippe de Hauteclocque, c'est une complexité qui la fait échapper aux stéréotypes socio-culturels. Un premier trait frappe : ce fils d'une famille noble, élève des Jésuites, monarchiste de conviction, excellent élève puis officier en qui tous ses supérieurs voient l'étoffe d'un grand chef, est, aux dires de tous ceux qui l'ont côtoyé, dépourvu de tout esprit de caste et d'une modestie intellectuelle confondante. L'orgueil, Leclerc l'investit visiblement dans les défis qu'il se lance à lui-même : peu doué pour l'équitation, il s'acharne à maîtriser cet art et choisit la cavalerie comme arme à la sortie de Saint-Cyr. Ses qualités lui ouvrent rapidement une brillante carrière d'officier instructeur. Mais bien plus que l'ambition, c'est l'indépendance d'esprit qui le caractérise. En 1930, on le prive du commandement de ses goums marocains pour avoir usé de procédés disciplinaires contraires au règlement : il leur a infligé des coups de bâton plutôt que des amendes, sachant que la modestie de leur solde contraint leurs épouses à se prostituer. Trois ans après, alors qu'il est maintenant instructeur à Saint-Cyr, il profite d'une permission pour retourner au Maroc. Il y participe à des combats contre les " insoumis ", se mettant dans une situation totalement irrégulière. On peut penser qu'il cherche dans l'épreuve du feu à la fois l'accomplissement de sa vocation d'officier et une dette à acquitter vis-à-vis de ses aînés (ses deux oncles, saint-cyriens eux-mêmes, et son cousin Bernard sont morts pendant la Grande Guerre). Cette farouche envie de se battre, on la retrouve dans son extraordinaire périple de mai-juin 40. Encerclé dans le Nord avec la 4e DI, il obtient l'autorisation, une fois que tout est joué, de franchir les lignes individuellement pour rejoindre le reste de l'armée française. En six jours (du 28 mai au 4 juin), il y arrive mais au prix de ce qu'on soupçonne être un véritable parcours initiatique : le brillant officier n'est plus qu'un clandestin que des paysans puis un ouvrier refusent d'aider. Il doit se mêler un temps à la foule résignée des réfugiés, et finalement n'échappe aux Allemands qu'au prix d'une ruse humiliante : arrêté, il se prétend réformé parce que père de famille nombreuse et entend l'officier qui l'interroge dire, en allemand, à son adjoint : " que dites-vous d'une nation où l'on n'est plus tenu de défendre son pays parce que l'on a six enfants ? Pas intéressant, il ne fera pas de vieux os. Laissez-le partir. " Du 10 au 15 juin, il reprend le combat avec le 2e groupement cuirassé, de l'Aisne à l'Aube. Blessé à la tête, il s'échappe de l'hospice d'Avallon pour ne pas être pris, trouve des vêtements civils grâce à… un soldat tchèque de l'armée d'occupation, rejoint Paris vers le 24 juin (il note sèchement : " Paris à plat ventre "), parvient à retrouver sa famille dans le sud-ouest et l'avertit de sa décision de continuer la lutte avec de Gaulle. Il passe en Espagne par Perpignan, se fait arrêter par les douaniers espagnols, s'échappe en train jusqu'à Madrid puis Lisbonne et de là rejoint Londres le 25 juillet 1940. Pour expliquer son ralliement, Philippe de Hauteclocque invoque le 10 juillet, dans une lettre à sa femme, les " principes d'honneur et de patriotisme qui m'ont soutenu pendant vingt ans ". Il est très intéressant de constater que sa réaction n'est pas totalement discordante par rapport au passé et au présent familial, loin de là : un de ses cousins, Xavier de Hauteclocque, journaliste à Gringoire et mort en 1935, avait lucidement décrit les débuts du nazisme. Un autre, François, ancien Croix-de-Feu, s'était montré anti-munichois et sera arrêté en août 40 pour avoir caché des armes. Enfin sa mère note dans son journal personnel, le 26 juin 40, que l'armistice est " le déshonneur même " - notamment la clause 19 qui contraint la France à livrer les réfugiés anti-nazis. Décidément, pour cette famille de droite, voire d'extrême-droite, l'heure n'est pas à la revanche idéologique comme Maurras le propose, mais bien plutôt à privilégier résolument les principes aux noms desquels tant de Hauteclocque ont déjà donné leur sang. Trois mois plus tard, dans un article de L'éveil du Cameroun du 18 septembre 1940, le Français Libre Leclerc déplorera le déclin de l'idée de Patrie dans " l'éducation de la jeunesse " depuis vingt ans. Mais c'est avec le sentiment qu'aujourd'hui la priorité est de donner l'exemple, et non de mener une réforme intérieure qui n'est pas d'actualité. De la période glorieuse de la guerre, on a envie de retenir surtout une phrase du général de Gaulle, adressée à la veuve de Philippe de Hauteclocque en 1947, qui résume tout : " J'aimais votre mari, qui ne fut pas seulement le compagnon des pires et des plus grands jours, mais aussi l'ami sûr dont jamais aucun sentiment, aucun acte, aucun geste, aucun mot ne furent marqués, même d'une ombre, par la médiocrité. " De fait, au-delà des épisodes héroïques bien connus, il faut se souvenir que Leclerc fut aussi l'homme des tâches moralement les plus exigeantes : à l'automne 40, il rallie le Gabon vichyste au prix d'une opération militaire où coule, pour la première fois, le sang entre Français. C'est le même homme qui, trois ans plus tard, saura mener à bien de façon magistrale la fusion entre Français Libres et soldats de l'armée d'Afrique au sein de la 2e DB. L'appréciation de de Gaulle se comprend aussi à la lecture des échanges de lettres entre les deux hommes lors des moments de tension avec les Alliés en 1944 : la décision de lancer la 2e DB sur Paris, celle de ne pas abandonner Strasbourg au moment de la contre-attaque allemande des Ardennes. A chaque fois, Leclerc devance en quelque sorte la volonté du chef du Gouvernement Provisoire, preuve d'une communauté de pensée qui vient de loin. Avec l'Indochine, c'est un autre Leclerc que l'on découvre, ou plutôt que l'on redécouvre, celui de l'action et de la réflexion sur l'Empire. Déjà, dans les années 20, il avait déjà fait preuve d'une ouverture d'esprit remarquable à l'égard de l'Islam, employant ses loisirs à étudier avec ses élèves marocains la sociologie musulmane. A l'automne 40, il a administré pendant deux mois et demi le Cameroun, mettant le territoire sur le pied de guerre. En février 1944, un escadron de chars de sa 2e DB a participé à la protection des civils français lors des troubles nationalistes au Maroc. Tout ceci ne garantissait cependant pas a priori une sensibilité particulière à l'égard des mouvements indépendantistes. Son affectation en Indochine en 1945 - alors qu'il souhaitait retourner au Maroc - révélera cependant, comme chez de Gaulle lui-même, une hauteur de vues et une faculté d'adaptation guidées par la conscience aiguë des changements produits par la guerre mondiale. On sait maintenant qu'il a privilégié dans un premier temps la démonstration de force militaire, mais a très vite découvert qu' " il est impossible de rétablir l'ordre ancien ". La réoccupation de la Cochinchine et de l'Annam devient alors à ses yeux un moyen de négocier avec Ho chi Minh et la nouvelle république du Vietnam installée au Tonkin. Il soutient totalement l'accord du 6 mars 1946 conclu par Sainteny, qui reconnaît celle-ci comme un Etat libre et prévoit des négociations ultérieures sur le statut futur de l'Indochine et les intérêts français au Vietnam. On connaît la suite : désavoué par d'Argenlieu, son alter ego sur le plan civil, il n'a plus prise sur les événements et refusera un an plus tard de remplacer celui-ci une fois la guerre déclenchée. L'ouvrage de Christine Levisse-Touzé se clôt judicieusement par un chapitre consacré à la " mémoire " de Leclerc, indispensable à la compréhension du processus par lequel sa légende s'est répandue. Son identification à l'épopée de la France Libre lui a valu des signes de reconnaissance officielle incomparables, à la fois dans le temps (obsèques nationales, maréchalat à titre posthume) et dans l'espace (il vient en tête des attributions de noms de rues, mémoriaux, statues et monuments). Mais cette mémoire s'est aussi diffusée très rapidement par des vecteurs " grand public " tels que la littérature pour la jeunesse, bande dessinée comprise. Une autre mémoire, plus secrète, se laisse deviner en filigrane, à travers la précieuse et abondante iconographie qui parcourt le livre : celle, éblouie et fraternelle à la fois, de ses compagnons d'épopée, soldats, officiers, chefs militaires de la France Libre. Rien ne saurait mieux la résumer que ce portrait chaleureux et sans complaisance que brossait de lui le général Edgar de Larminat : " C'est le gaillard qui vient vous regarder sous le nez d'un air méchant, vous écrase le pied en vous bousculant et vous chipe votre mouchoir. Au moment où vous allez vous rebiffer, vous vous apercevez qu'avec ce mouchoir, il a fait un service de table complet. Alors, vous ne dites rien et donnez votre chemise ". Bruno Leroux |