Pour l'amour de la République. Le Club Jean Moulin. 1958-1970Claire ANDRIEU Paris, Edition Fayard, 2002, 608 pages A une époque où il est courant de s'interroger sur la crise de la représentation politique en France, sur la façon de revitaliser un système caractérisé par un faible taux de syndicalisation et d'adhésion à des partis politiques, l'ouvrage novateur de Claire Andrieu permet de réintroduire opportunément dans la réflexion, sur une base historique, une troisième composante : le champ associatif. Cet ouvrage est bien plus que la monographie de référence sur l'un des principaux clubs politiques de l'après-guerre. On y trouvera une réflexion comparée entre la vitalité des clubs et la lente émergence des partis politiques en France, que l'auteur a poursuivie parallèlement en dirigeant un colloque sur le Centenaire de la loi de 1901 (1). Par ailleurs, à travers l'analyse détaillée de ce qui peut relever dans le Club Jean Moulin d'une sorte d' héritage de la Résistance, qu'il s'agisse des principes, des animateurs, des pratiques, Claire Andrieu interroge en fait la Résistance elle-même comme " phénomène associatif ". Le parallèle entre la Résistance et le Club lui permet d'explorer les traces récurrentes d'un rapport au politique qui remet en question le cliché tocquevillien des Français individualistes, obsédés par le recours à l'autorité supérieure de l'Etat et en déficit de structures associatives par rapport au monde anglo-saxon (2). Cette approche du Club Jean Moulin renouvelle d'abord la vision " antigaulliste " qui lui est communément prêtée. Certes, il est bien né en 1958 de la peur du " coup d'Etat ", et pendant les quatre années suivantes son action relève autant de la fabrication d'un projet républicain alternatif au nouveau régime que d'une prise de position résolue en faveur de l'autodétermination de l'Algérie. Le nom de " Jean Moulin ", choisi par Stéphane Hessel et Daniel Cordier, renvoie alors à un double symbole : celui du serviteur de l'Etat qui refusait un Etat non-républicain, celui de l'unificateur du CNR, l'instance où s'élabora un programme commun de la Résistance. Mais à côté d'une action publique consistant en un travail intellectuel critique au nom d'un " nouveau civisme républicain " (cf la charte du Club et son premier ouvrage collectif, L'Etat et le Citoyen), on découvre avec fascination qu'il a existé une structure officieuse à l'intérieur du Club, ce que Claire Andrieu appelle un " Club-bis ", quasi-clandestin, qui a activement soutenu le régime dans sa politique algérienne, une fois la voie vers l'autodétermination ouverte par De Gaulle. Mettant à profit un réseau de relations personnelles au sein du pouvoir gaulliste (y compris la Présidence de la République), ce Club-bis a diffusé de 1960 à 1962 auprès des officiers français en Algérie, sous couvert d'une association anodine, un bulletin d'information destiné à les ramener aux principes républicains, financé sur les fonds spéciaux du cabinet du Ministre des Armées. Bien mieux, il a contribué à préparer le dossier d'ouverture de la négociation avec le FLN, au sein d'un groupe d'études officieux rattaché à la mission ad hoc du Ministère chargé des Affaires Algériennes ! Enfin, il a mené une lutte anti-subversive contre l'OAS, en diffusant à partir de janvier 1962 deux bulletins confidentiels à des personnalités politiques, syndicales, de la presse et de l'armée, en planifiant des mesures d'alerte contre un éventuel coup d'Etat, en dressant un fichier des membres et sympathisants de l'OAS... Les pratiques du Club-bis rappellent fort celles de la Résistance : contre-propagande, réseaux de renseignements et d'action, voire Noyautage des Administrations Publiques...Elles peuvent être mises en rapport avec le poids des anciens résistants dans le Club : 12% des adhérents, mais surtout, une proportion encore plus grande parmi ses animateurs (comité directeur, membres actifs), au sein desquels ils constituent la catégorie la plus notable, après celle des " experts ". Parmi ces résistants, le Club a su transcender les clivages, puisque s'y côtoient les anciens résistants de métropole (pour 2/3) et les Français Libres (pour 1/3). Enfin parmi les femmes, celles qui ont de l'influence dans le Club sont les résistantes, qui adhèrent justement dans cette première période, et dont certaines (Vitia Hessel, Christiane Audibert) participent à l'animation du Club-bis aux côtés d'autres résistants comme André Clavé. Cette réactivation d'une " culture résistante " est d'autant plus intéressante qu'elle est ignorée de la plupart des membres du Club, hors de son comité directeur. Paradoxe pour un organisme prônant la participation accrue des citoyens au fonctionnement de la démocratie ! Le Club se divise donc sans complexe, entre un militantisme de gauche affiché et une politique d'influence occulte, voire un rôle de service d'action clandestin de protection du régime...Mais, comme le relève Claire Andrieu, cette attitude double marque l'adaptabilité du Club face à une situation elle-même exceptionnelle : un Etat menacé dans son unité par la guerre d'Algérie, puisque l'autodétermination provoque de graves divisions au sein des pouvoirs publics, que l'armée mène quasiment sa propre politique algérienne, que l'obéissance d'Alger à Paris est toute relative (la semaine des Barricades, en janvier 60, a constitué le signal d'alerte décisif pour la création du Club-bis). Dans la période qui suit la fin de la guerre d'Algérie, si le Club décide de jouer le jeu de la nouvelle donne constitutionnelle (l'élection du président de la République au suffrage universel), c'est pour trouver une alternative de gauche à De Gaulle. Son parcours ressemble alors à un zigzag, oscillant d'abord au centre gauche (soutien à Gaston Defferre autour d'un projet de Grande fédération de la gauche non-communiste), puis à gauche (soutien à la candidature de Mitterrand en 65, puis à la FGDS en 1966) et enfin au centre : " non " au référendum de 69 provoqué par De Gaulle, mais absence de soutien à la gauche à la présidentielle qui suit ; certains des membres rallient alors le cabinet de Chaban-Delmas pour participer au projet de " Nouvelle Société ". Ces variations cachent en fait une évolution bien nette. Le déclin du Club en adhérents est clairement lié à son entrée dans l'univers partisan, à partir de 1965. On peut faire un lien avec les origines résistantes de certains membres du Club, d'abord au niveau du choix des candidats : d'aucuns ont refusé de cautionner le ralliement à Mitterrand, alors qu'ils avaient antérieurement accepté la candidature Defferre, authentique pionnier de la Résistance. Mais plus profondément, l'ensemble de la période antérieure à 1965, celle où le Club cherche à créer les conditions d'une sorte de grand " parti du mouvement ", est en fait un effort de transcendance des clivages politiques existants, réactivant le rêve du grand parti de la Résistance à la Libération autour d'un travaillisme à la française. Comme à la Libération, l'échec est ici porteur d'enseignements. Trois membres du Club, les juristes Georges Vedel et Georges Lavau, ainsi qu'Olivier Chevrilllon, participent, impuissants, à la vaine négociation entre les partis de la gauche non communiste pour la création d'une Grande Fédération. Le Club a visiblement sous-estimé la nature des divisions entre forces politiques, où la lutte pour le pouvoir recouvre la persistance de vrais clivages au sein des classes moyennes (sur la question laïque, sur l'ambiguïté de la notion de socialisme). Cet aveuglement renvoie aux limites sociologiques du Club. L'illusion fédéraliste est liée à coexistence remarquable de plusieurs catégories au sein d'un Club dont les membres ont en commun la même appartenance à la haute bourgeoisie. En effet, le Club est beaucoup plus divers que le cercle de technocrates auquel on a souvent voulu le réduire. Il est un lieu de rencontre entre fonctionnaires, cadres du secteur privé et intellectuels, entre militants et " mondains ", entre hyperdiplômés et autodidactes. Et par rapport aux classes dirigeantes de l'époque, l'origine de ses animateurs montre une surreprésentation des jeunes générations, des femmes, des minorités religieuses (juifs, protestants) - ce qui n'est pas sans rappeler, d'ailleurs, la sociologie résistante. Le Club a développé entre ses membres une forme de sociabilité très riche (livres écrits collectivement, séjours et stages en commun), qui se voulait en harmonie avec le but poursuivi, d'esprit libéral et démocratique, mais dont la réussite a sans doute contribué à lui faire sous-estimer les résistances extérieures à ses projets. En replaçant le Club Jean Moulin dans le " temps long ", il paraît en fait singulièrement lié au régime contre lequel il avait d'abord cru s'élever. Claire Andrieu relève que 1958 marque un tournant dans l'histoire des clubs politiques : du fait que la Ve république a représenté un effort pour dissocier l'Etat de l'univers partisan (cf notamment le rôle des hauts fonctionnaires dans les premiers gouvernements de la Ve), c'est le régime lui-même qui a favorisé l'émergence de " club d'experts " qui voyaient s'ouvrir pour eux un espace de dialogue possible, d'égal à égal, avec l'Etat. D'une certaine façon, c'est le Club Jean Moulin qui a le mieux occupé cet espace, avec pour contrepartie qu'il a en définitive davantage réussi, à notre avis, ses relations avec l'Etat qu'avec les partis...De ce point de vue, on pourrait répartir entre deux extrêmes la production intellectuelle du Club : d'une part, ses Bulletins de la période 1960-1961, entièrement consacrés à la négociation sur le futur de l'Algérie, et très originaux par leur souci de proposer des solutions pratiques applicables par le gouvernement français. D'autre part, sa prise de position en faveur d'un régime présidentiel, appuyée sur une pensée constitutionnaliste très forte (celle de Georges Vedel), mais ne s'interrogeant pas sur l'absence de tout écho positif dans le personnel politique ou l'opinion. On n'a voulu relever ici que quelques-unes des pistes de réflexion proposées par la somme de Claire Andrieu. Dans le domaine qui nous concerne elle ouvre certainement un champ important à l'examen scientifique du très riche héritage de la Résistance dans l'après-guerre. Au-delà, elle stimule la réflexion de tous ceux qui s'intéressent à la vie de la Cité, sur les formes d'engagement accessibles à chacun, leurs contraintes, leur place dans un système de relations socio-politiques beaucoup plus riche en potentialités que l'image qui en est parfois donnée. Bruno Leroux Notes © Fondation de la Résistance |