Une dénonciation par l’image de la répression et des crimes nazis. La diffusion des photographies publiées à la Une de Défense de la France du 30 septembre 1943.
Bruno LEROUX Frantz MALASSIS Cecile VAST
Grâce au témoignage de Charlotte Nadel (1) , qui avait en charge la responsabilité technique d'impression du journal Défense de la France, nous pouvons expliquer l'origine et le choix des photographies publiées dans le numéro du 30 septembre 1943. En revanche, n'appartenant pas au comité de rédaction du journal composé notamment de Philippe Viannay, Robert Salmon et de William Lapierre, elle ne peut nous indiquer comment s'est opéré le choix des textes publiés dans ce numéro en même temps que les photographies.De plus, n'assurant plus le contact avec d'autres mouvements de Résistance pour la récupération et l'échange des informations (2), Charlotte Nadel n'est pas en mesure de nous donner des précisions quant à l'origine des témoignages et informations contenus dans les articles de ce numéro.
Le 30 septembre 1943 Défense de la France publie un numéro spécial " Les fruits de la haine ", consacré aux tortures infligées aux résistants par la Gestapo et par la police de Vichy dans les prisons, et dans les camps de concentration (3). Il donne à voir en première page un ensemble de photographies montrant le sort des prisonniers soviétiques ainsi que celles d'enfants grecs affamés. Ces photographies sont ainsi légendées par les rédacteurs du journal : " Prisonniers russes réduits par la faim à cet effroyable dénûment. Remarquer dans l'embrasure de la porte l'Allemand qui rit ", " Prisonniers russes jetés à la fosse. Un de ces malheureux (...) est encore vivant. Sa main se crispe sur le pantalon de l'un de ses bourreaux. Remarquer l'air tranquille et indifférent des soldats allemands accomplissant leur "tâche". ", " Il faut que toutes les mères de France voient où mène la "protection allemande". Les innocents, les faibles que la force devrait abriter sont écrasés, massacrés, torturés par la force au service d'aventuriers. L'Allemagne, une fois de plus, s'est déshonorée devant le monde. "
Ces photographies appuient et illustrent les documents écrits et les témoignages publiés à l'intérieur du numéro, en particulier l'article intitulé : " L'ordre nouveau en Europe " (" Dans les camps de concentration " et " En Pologne "). Elles ne correspondent cependant pas au contenu des témoignages publiés dans ce numéro.
Les témoignages :
Les rédacteurs de Défense de la France produisent l'origine des témoignages qu'ils publient : " N.B. Nous avons utilisé l'ensemble des documents existant actuellement sur ces questions. On ne s'étonnera donc pas de retrouver des récits déjà publiés ailleurs, notamment dans les brochures du parti communiste et du Front National ". Ils signalent également un numéro du journal clandestin Témoignage chrétien. En effet, du fait de la censure, rechercher des informations neuves et les diffuser constituent un danger évident. Les " reportages " ne peuvent être que très rares, voire impossibles, les sources d'information ne peuvent venir que de prisonniers de Stalags et d'Oflags à proximité de camp de concentration ou exceptionnellement de déportés évadés ou de rescapés.
Les témoignages se complètent. Un premier ensemble " Les horreurs de la police et de la Gestapo en France " évoque les sévices et tortures infligés par la Gestapo et la police de Vichy aux résistants arrêtés. Deux autres témoignages regroupés sous le titre " L'ordre nouveau en Europe " décrivent l'un, les conditions d'existence au camp de concentration d'Auschwitz (et non du camp d'extermination), l'autre la persécution mêlée des Polonais et des Juifs de Pologne et de leur massacre par les forces allemandes dans les villages et les ghettos de l'Est.
Le premier témoignage " Dans les camps de concentration " décrit avec précision la réalité de l'univers concentrationnaire, le vocabulaire étant celui de l'époque : " chambres " pour " blocks ", par exemple. On peut relever la description des conditions de vie des déportés, les mauvais traitements, la brutalité, la surpopulation, la mortalité.
Le second témoignage, " En Pologne ", décrit dans un premier temps les exactions et les massacres commis par les nazis contre la population polonaise. Il parle aussi du camp de concentration d'Oswiecim (Auschwitz) et des " fours crématoires ", sans mesurer cependant la spécificité des persécutions antisémites. De même le journal fait état des massacres systématiques dans les ghettos polonais (" Au total plus de 700.000 juifs ont été assassinés sur le territoire polonais ") sans évoquer l'idée d'un éventuel génocide.
Dans ce numéro de Défense de la France, les documents proposés aux lecteurs sont donnés tels quels, ils ne sont pas commentés pour eux mêmes, pour la réalité qu'ils révèlent, mais destinés à dénoncer les horreurs dont sont victimes les populations d'Europe. Ici camps de concentration, tortures et exécutions, massacres et exactions, sont placés sur le même plan. Si la réalité du système concentrationnaire est bien perçue, celle du génocide et des camps d'extermination ne l'est pas. Pour les résistants de 1943, Auschwitz est vu comme un camp de concentration, et non comme un centre d'extermination.
L'origine des photographies :
D'après les souvenirs de Charlotte Nadel, les photographies légendées " Prisonniers russes. Documents communiqués par un prisonnier évadé " sont arrivées à " Défense de la France " un an avant leur publication, à peu près, fin 1942-début 1943. Philippe Viannay a alors montré à Alain Radiguer et à Charlotte Nadel un paquet de photos de 2 cm de côté et 8-10 cm de haut.
Ce lot de photographies est parvenu au comité directeur de " Défense de la France " par l'intermédiaire de Marie-Hélène Lefaucheux qui, grâce à des échanges de colis, entretient des relations régulières avec des prisonniers de guerre français détenus dans des Oflags et des Stalags en Allemagne. C'est par son canal que Défense de la France, tiré sur du papier pelure, arrive dans différents camps de prisonniers en Allemagne.En l'occurrence, ces photos proviennent du professeur Gandillot, responsable des travaux de granulométrie dans les estuaires du laboratoire de géographie physique et de géologie dynamique à la Sorbonne, prisonnier à l'Oflag XVII A (4) , qui était devenu correspondant de " Défense de la France ".
" Quant nous avons vu tous les trois ces photographies c'était tellement horrible que nous n'avons pas voulu les publier à cause des familles " se souvient Charlotte Nadel.
Les photographies représentant des enfants grecs, quant à elles, proviennent de Londres. Parachutées à Lyon, elles ont été récupérées par Suzanne Guyotat, bibliothécaire à la faculté de droit de Paris (5) qui les a transmises au comité directeur de " Défense de la France ".Tous les originaux de ces photos, dont certains ont été retenus pour être publiés dans le numéro du 30 septembre, ont été perdus lors des déménagements successifs.
Les raisons d'une publication tardive:
La décision de publier ces photographies à la une de Défense de la France est prise après le " coup dur " de juillet 1943, où de nombreux responsables et membres du mouvement sont arrêtés notamment à la librairie Au voeu de Louis XIII, rue Bonaparte à Paris, centre de livraison du journal en provenance des diverses imprimeries et de redistribution aux équipes de diffusion (6) .
Cette répression massive qui s'abat sur DF, va amener le comité directeur à publier rapidement une édition du journal avec une page entière illustrée d'une partie des photos reçues et jusqu'alors non exploitées. L'idée d'alors se souvient Charlotte Nadel est de " montrer aux Gestapistes que "Défense de la France" n'était pas décapité, que les responsables n'avaient pas été pris et donc de disculper au maximum les personnes arrêtées ". C'est ainsi qu'est conçu le numéro 39 de Défense de la France du 30 septembre 1943.
Le choix des photos s'est porté sur les " moins horribles " rappelle Charlotte Nadel qui a participé uniquement à la sélection des photos en provenance de l'Oflag XVII A avec Philippe Viannay et Alain Radiguer. Les photos des enfants grecs lui ont été transmises directement pour assurer la composition du journal sans qu'elle participe à leur choix.
Le traitement des photos permettant leur impression dans le journal est alors assurée par M. Courmont, photograveur de métier exerçant sur Paris.
Bruno Leroux
Frantz Malassis
Cécile Vast
(1) Entretien avec Charlotte Nadel, 6 juillet 2004. Par ailleurs, se reporter au témoignage de Charlotte Nadel p. 179-180 in La presse clandestine 1940-1944. Acte du colloque d'Avignon des 20-21 juin 1985, conseil général de Vaucluse, 1985, 266 p.
(2) " J'ai refusé de continuer d'assurer les contacts avec d'autres mouvements notamment avec Suzanne Spaak avec laquelle j'avais des liaisons régulières au jardin du Palais Royal. Simone Spaak et son mari faisaient du renseignement pour le compte d'un réseau belge, de plus ils cachaient des enfants juifs chez Jacques Grou-Radenez. Elle a été arrêtée alors qu'elle s'apprêtait à rejoindre son mari en Belgique. "
(3) Ce numéro, tiré à environ 150 000 exemplaires, fut diffusé dans les rues. Une partie de 1'édition fut imprimée par l'imprimerie Longueville de Clichy.
(4) De nombreuses photographies ont été prises clandestinement à l'Oflag XVII A, elles ont pour beaucoup d'entre elles été publiées dans l'ouvrage de Marcel Corre Défense de photographier.
Rappelons que c'est de cet Oflag que 131 officiers français ont réussi l'authentique " grande évasion " en deux nuits consécutives les 18 et 19 septembre 1943. Il faut dire que ces officiers n'étaient pas à leur premier coup d'essai puisqu' " entre 1940 et 1945, 32 souterrains ont été creusés en cet Oflag XVIIA, soit au total 1600 mètres de galeries " (cf. L'évadé Organe officiel de l'Union nationale des évadés de guerre. 1914-1918 et 1939-1945 n°582, mars 1993).
Lire à ce sujet le livre de H. Natter et A. Refregier Six mille à l'Oflag XVII A ou cinq ans de captivité au fil des jours, Paris, éditions Jacques Vautrain, 1946, 161 p.
(5) Suzanne Guyotat possédant un Ausweis interzone transportait les clichés de plomb de Défense de la France au mouvement " Combat " qui ainsi pouvait imprimer et diffuser ce journal en zone dite libre.
(6) Cette vague d'arrestation fait suite à la diffusion à Paris de l'édition du 14 juillet 1943 de Défense la France (n°36) où le " journal est distribué en pleine rue, FACE à l'ennemi! " mais aussi et surtout à la trahison du mouvement par Élio Marongin.
Charlotte Nadel
Membre co-fondatrice à la fin 1940 du mouvement " Défense de la France ", responsable technique au sein de son Comité directeur de la composition et de la typographie du journal, Charlotte Nadel est née à Paris le 15 décembre 1920. Son père Isaac Nadel a fui la Russie tsariste en 1905 et s'est installé en France comme électricien. Elève au lycée Fénelon, elle choisit de suivre des études de physique, chimie et biologie (PCB). L'exode de 1940 l'oblige à passer ses examens à Guéret. De retour à Paris à la rentrée 1940 elle obtient, pour financer ses études, un poste d'aide-bibliothécaire à mi-temps au laboratoire de géographie physique et de géologie dynamique de la Sorbonne. Elle y rencontre Hélène Mordkovitch (future épouse de Philippe Viannay) qui l'entraîne dans la formation de " Défense de la France ". Philippe Viannay charge Charlotte Nadel de l'organisation de la fabrication et de la diffusion du journal clandestin. L'imprimeur parisien Jacques Grou-Radenez l'initie à la typographie en une heure ; elle développe alors la branche impression du mouvement.
Après y avoir échappé à plusieurs reprises, Charlotte Nadel est arrêtée le 27 mai 1944 ; internée à la Petite Roquette puis au camp des Tourelles, elle est libérée à l'ouverture du camp dans la nuit du 16 au 17 août 1944, et part imméditement pour le maquis de Seine-et-Oise Nord que dirige le commandant Philippe Viannay.
DÉFENSE DE LA FRANCE
Édition de Paris- N° 39 - 30 septembre 1943
LES FRUITS DE LA HAINE
" Je crois à la fécondité de la haine... "
HITLER.
Certains de nos lecteurs s'étonneront peut-être de nous voir publier de pareilles horreurs. Nous croyons cependant nécessaire de le faire, et ceci pour trois raisons :
Pour porter un témoignage. Ceux qui ont souffert le martyre pour la Patrie ont le droit que leurs souffrances ne soient pas recouvertes d'un voile faussement pudique. Ils ont souffert ces tortures dans leur propre chair, le peuple de France peut bien souffrir d'en prendre connaissance.
Pour convaincre ceux qui, confiants dans le Maréchal, l'Ordre nouveau et toutes ses douceurs, ignorent encore le vrai visage du nazisme. Pour les convaincre..., ou du moins les rendre inexcusables de n'être pas convaincus. Il faut qu'aucun Français ne puisse dire : " Je ne savais pas. "
Pour dégoûter la France des régimes de force et de terreur d'où qu'ils viennent. L'Etat policier est immonde, quelle que soit la cause qu'il prétend défendre. Il s'accompagne obligatoirement de toutes les ignominies. La justice n'est plus juste quand elle est étayée par la violence.
Que chaque Français médite les textes ci-dessous, les photos de la première page. Ainsi va le monde quand les peuples se laissent diriger, après les avoir élus, par des aventuriers.
LES HORREURS DE LA POLICE DE VICHY ET DE LA GESTAPO EN FRANCE
Nous réunissons volontairement ces deux institutions sous le même titre car toute une partie de la police, par crainte ou intérêt, a résolument joué la carte allemande. La honte éternelle de la police (nous exceptons les isolés qui ont noblement fait leur devoir) sera d'avoir collaboré, et de manière fort efficace, à l'assassinat de notre pays. La honte éternelle du gouvernement de Pétain sera d'avoir accepté de mettre la police au service de l'ennemi. " Des accords ont réglé la question de la collaboration entre les polices allemande et française. Ces accords stipulent que la police française doit apporter son appui à la police allemande, non seulement en lui communiquant des renseignements utiles, mais en coopérant à la répression contre tous les ennemis du Reich " (Bulletin mensuel secret de la délégation française à la commission d'armistice en date du 28 août 1942). [...]
Ce que nous refuserions de voir souffrir par les pires bandits de la terre est supporté par de splendides jeunes gens, par des jeunes filles pures, droites et fières. Leur seul crime est d'avoir aimé la France, de refuser de trahir les leurs.
L'ORDRE NOUVEAU EN EUROPE.
Dans les camps de concentration
Des centaines de milliers de malheureux, de toutes nationalités, souffrent et meurent dans les camps de concentration. Ecoutons le témoignage d'un homme qui a pu revenir de l'un de ces camps.
Il y a perdu 17 kilos, son corps est couvert de plaies, de traces de coups de cravache. C'est à peine s'il a la force de parler :
" Dans les camps de concentration d'Auschwitz, en Haute-Silésie, à 30 km de Kattowitz, 10.000 déportés sont parqués.
Ils sont logés dans de vastes casernes. Dans chaque chambre, 300 hommes sont entassés, avec un grabat pour sept (la paille n'est jamais changée). Ils sont couverts de vermine ; pas de place pour s'allonger en dehors des grabats. Les salles ne sont jamais chauffées. A trois heures du matin, les internés sont réveillés pour être emmenés au travail.
La nourriture se compose, par jour, de 100 grammes de pain et d'un peu de soupe. Un seul récipient pour 7.
Le travail est épuisant. Tous y participent, malades et infirmes y compris. La durée de travail, pour les femmes comme pour les hommes, est de 14 heures par jour. On leur fait démolir deux villes. Pas de repos hebdomadaire, sauf un dimanche par mois où l'on fait la corvée au camp.
Aucune hygiène. Trois WC pour 10.000 internés. Une seule douche par mois. Aucun blanchissage. Les poux pullulent. Sans doute, une salle est-elle désignée pour les grands malades qui ne sont plus capables de travailler, mais ils y sont délaissés sans soins et on leur diminue leur nourriture jusqu'à ce qu'ils aient repris le travail. Ceux qui ne peuvent pas se relever meurent de faim. On compte 10 morts par jour. Un four crématoire fonctionne dans le camp. Les suicides se multiplient. En cas de désobéissance, on fusille " pour l'exemple" devant les internés rassemblés.
Dans cet enfer, que les Polonais appellent le camp d'exécution lente, 100 femmes françaises, dont 26 veuves d'otages fusillés, sont en train de mourir. ["]
En Pologne
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN, dans leurs numéros 13 et 14 ont prononcé un terrible réquisitoire sur l'action allemande en Pologne. Rappelons les faits les plus criants.
La liste nominale des Polonais tués dans le Gouvernement général s'élève actuellement à plus de 200.000 personnes. Combien ont été supprimés secrètement, on ne le saura jamais.
Cinq villages dans le district de Kielce ont été rasés en 1940. Tous les hommes, au nombre de 1.214, y furent fusillés. A Szalasy, des enfants de 15 à 18 ans ont été enfermés dans leur école et brûlés.
Dans le camp de concentration de Oswiecim, diocèse de Cracovie, 40.000 hommes sont opprimés jusqu'à la mort dans des conditions inouïes. La mortalité atteint parfois 150 personnes par jour. Les morts sont brûlés pour effacer la trace des tortures. Trois fours crématoires fonctionnent quotidiennement à la porte du camp.
La dépravation de la population est poursuivie systématiquement. L'alcool est vendu partout à des prix particulièrement bas. Une absinthe extrêmement nocive est distribuée par les soins de l'intendance allemande à la population. La littérature pornographique encombre toutes les librairies.
Les jeunes filles polonaises sont poussées de force dans les maisons publiques. Lorsqu'elles sont infectées on les fusille. Une jeune fille de 17 ans écrit en Juillet 1940 d'Allemagne à sa mère restée en Pologne : " Je te dis adieu, car je ne te reverrai plus. Nous servons de matelas aux soldats allemands ! Nous sommes toutes infectées et malades. Il n'y a pas de nuit où l'on ne fusille quelques-unes d'entre nous. Je sais que cela m'attends aussi, car je suis malade à ne plus pouvoir marcher. "
La Gestapo pénètre fréquemment dans les guettos et s'y livre à d'affreux massacres de juifs par la fusillade et les gaz. Au total plus de 700.000 juifs ont été assassinés sur le territoire polonais.
Le clergé est décimé. Les prêtres sont déportés ou tués. Quelques diocèses ont perdu plus de 25 pour cent de leur clergé. La proportion atteint dans certains diocèses 50 pour cent. [...]