Photographie de Dukson, « un oublié de l'histoire » de la Libération
Éric LAFON, conservateur au Musée de l’histoire vivante
Le général de Gaulle accompagné de Georges Bidault (à gauche) et Alexandre Parodi (à droite) descend les Champs-Elysées. A droite on aperçoit Georges Dukson.
Alors que les combats de la libération de Paris viennent tout juste de s'achever, le 25 août 1944 dans l'après midi le général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) rétablit la légalité républicaine et l'autorité de l'État. Cependant, il manque au nouveau pouvoir la légitimité populaire. C'est chose faite le lendemain, lorsqu'après avoir ravivé la flamme sur la tombe du soldat inconnu sous l'Arc de Triomphe, l'homme du 18 juin, suivi de membres du GPRF, de plusieurs hauts responsables de la Résistance et d'officiers généraux, effectue la descente des Champs-Élysées sous les acclamations de centaines de milliers de Parisiens.
De nombreux opérateurs cinématographiques et des photographes ont immortalisé cet événement gravé désormais dans la mémoire collective comme l'apothéose du chef de la France libre entouré des acteurs majeurs de la Libération. Cependant sur quelques rares clichés qui ne sont pas passé à la postérité, on est intrigué par la présence d'un africain le bras en écharpe qui se trouve en tête du cortège non loin du général de Gaulle. Il s'agit du sergent Georges Dukson, un « oublié de l'histoire », dont Éric Lafon, conservateur au Musée de l'histoire vivante, nous retrace le parcours.
FM
C'est en préparant une exposition consacrée au 60e anniversaire de la Libération au Musée de l'histoire vivante (1) que j'ai vu pour la première fois cette page intérieure du magazine, Le Monde illustré, intitulé « il y a un an : ils décampaient. L'anniversaire de la Libération », daté du 25 août 1945.
La page du magazine présente une photographie en couleur du général de Gaulle prise aux abords de l'Arc de Triomphe. La photographie est prise le 26 août 1944, alors que le général de Gaulle s'apprête à descendre les Champs-Élysées. On le voit discuter ici avec Georges Bidault (de dos). Il est accompagné des généraux Kœnig et Leclerc.
Une photographie intrigante
Au départ j'ai retenu ce document parce que l'on distinguait les insignes militaires, les « étoiles » sur le képi des trois personnages principaux : de Gaulle, Koenig et Leclerc. Le moins gradé est le général de Gaulle (deux étoiles) tandis que les deux autres généraux sont militairement ses supérieurs, généraux à quatre étoiles pour Koenig et trois étoiles pour Leclerc. Mais le général de Gaulle est le chef du Gouvernement provisoire de la République française, le chef de la France libre et comme le montre la photographie, le personnage le plus important. Il est au centre de l'image et domine très nettement Georges Bidault, qui n'est autre que le président du Conseil national de la Résistance. Enfin, signalons un détail mais qui n'est pas sans intérêt pour notre propos, sur le bord gauche de l'image on devine un appareil photographique ou une caméra. L'événement est couvert par la photographie et les services cinématographiques des armées, photographes et opérateurs caméra se bousculent pour immortaliser la scène(2).
Donc, mon premier regard et mon premier intérêt était de souligner l'autorité acquise par de Gaulle depuis son célèbre appel du 18 juin 1940. Ce 26 août 1944 marquant en effet l'apothéose du personnage.
Je n'avais pas remarqué l'homme de couleur derrière Leclerc. Je l'avais bien vu mais il ne suscita d'abord aucun intérêt. Ce n'était pas mon sujet de départ. Toutefois, sa présence retint mon intention et provoqua aussitôt plusieurs questions : qui est cet homme ? Que fait-il à cet endroit ?
Je retournais sur mes sélections documentaires opérées pour l'exposition et j'observais de plus près une autre photographie(3) qui me le montrait suivant un angle plus intéressant. Cet homme noir était blessé, son bras retenu par une écharpe. Était-il un combattant civil ? Un résistant ? Il était bien là, dans « le champs », juste derrière la première ligne dominée par le général de Gaulle qu'accompagnent Georges Bidault et Alexandre Parodi. Il fallait maintenant trouver des réponses.
L'histoire du « lion noir du XVIIe »
C'est par hasard chez un bouquiniste à Paris, que je suis tombé sur le livre de René Dunan, Ceux de Paris août 1944 (4). Ce livre s'ouvre sur une photographie légendée : « le général de Gaulle descendant les Champs-Élysées - À droite, le nègre Dukson ». Cette photographie de Serge de Sazo (photo Serge, Paris) est la seule du livre. En revanche, un chapitre est consacré à ce Dukson : « la magnifique et lamentable histoire de Dukson, "héros du XVIIe" ».
Georges Dukson, originaire du Gabon, sergent dans l'armée française, fait prisonnier en 1940 il rejoint Paris dès 1943 après son évasion d'un camp allemand. Il participe aux combats de l'insurrection parisienne à la tête de son groupe. Blessé au bras lors des affrontements il est soigné puis retourne se battre. Le combattant devient un héros, on l'appelle « le lion noir du XVIIe ». Son audace légitime la place dans l'optique du photographe immortalisant « son courage et sa détermination ».
Sur cette image on voit un sous-officier français « inviter » Dukson à quitter le cortège. Mes recherches d'autres images vont confirmer que ce combattant de la Libération de Paris a été sorti manu militari du cortège par ceux qui font office de service d'ordre.
Une autre photographie, celle-ci extraite du livre de Pierre Bourget, Paris 1940-1944(5) montre que l'invitation du sous-officier français adressée à Georges Dukson se transforme en vigoureuse et violente mise à l'écart.
Sur cette image on peut voir un soldat pointer sa mitraillette en direction de Dukson. C'est l'unique instant photographique au cours duquel le général est distrait et se tourne vers la scène. Il se passe quelque chose, un flottement. La frustration est grande : il manque le son, la parole. Parodi et d'autres dirigeants de la Résistance avaient prévenu le général que cette descente des Champs-Élysées était sujette à des débordements, mais sur la photographie on voit un général qui garde son calme dans le geste et dans le regard. En ce jour de gloire rien ne peut l'atteindre, rien ne peut venir ternir son image. Quant à notre nervis son regard et son geste atteste de la fermeté avec laquelle il éjecte Dukson du « carré de tête ». A-t-il vivement manifesté le souhait de s'approcher un peu plus du héros du jour ? Le « désordre » est banni de cette mise en scène de la légitimité et de l'autorité gaullienne.
Sur ces quatre photographies sélectionnées on distingue bien un des pieds de l'Arc de Triomphe. La séquence s'inscrit donc dans un temps court, aussitôt que le cortège s'ébranle sur l'auguste avenue de Paris juste après que le général de Gaulle ait été honoré la tombe du soldat inconnu.
Mais il y a une cinquième photographie (6) qui nous montre un autre temps de la scène d'évacuation de Georges Dukson du cortège.
Une postérité fugace
Nous nous trouvons toujours à quelques pas de l'Arc de Triomphe - la légende ne renseigne pas sur Dukson pourtant au premier plan de l'image. Le photographe est tout près de la scène, mais nous n'avons pas de crédit sur cette image. Dukson fait signe visiblement et doit sûrement s'exprimer, dire quelque chose. Mais quoi donc? L'officier français qui dans quelques instants va pousser Dukson hors du cortège semble esquisser un sourire agacé. Cela est-il dû aux propos que semble lui tenir notre combattant? Un agacement qui pourrait traduire le changement d'attitude sur l'autre photographie sur laquelle on le voit chasser Dukson du cortège. Une archive audiovisuelle nous restituerait mieux la scène tendue, si l'on retient le soldat pointant sa mitraillette Thompson vers celui qui s'est invité dans le cortège officiel. Quand bien même, alors que la volonté de notre Dukson se limitait à vouloir approcher son héros, sa présence et l'incident qu'il crée auront retenu notre attention. Chassé de la tête du cortège, immortalisé par la photographie, nous retrouvons Dukson toujours présent mais loin dans la foule(7) qui s'est petit à petit massée derrière de Gaulle et les autorités civiles et militaires. On le voit loin dans la foule (chemise blanche et visage noir, le seul dans ce cortège). On le distingue très mal, à droite.
Georges Dukson est passé à la postérité dans ces quelques photographies dont une seule est légendée de telle sorte qu'elle l'identifie. Il n'est fait aucune mention de ce combattant dans le film réalisé par le comité de libération du cinéma français, La Libération de Paris que l'on voit pourtant dans trois séquences. Le commentaire de Pierre Bost dit par Pierre Blanchard ne dit mot sur ce combattant français de couleur que l'on voit une fois accompagnant un soldat allemand fait prisonnier, dans une seconde séquence assis sur un char pris à l'ennemi et enfin porté par deux camarades, le bras blessé. Sur ces trois séquences Georges Dukson fixe l'objectif. En revanche, on ne le voit dans aucune séquence prise lors de la descente des Champs-Élysées.
L'histoire de ce personnage frôle l'aventure et suggère par conséquent les adjectifs valorisant et les lectures morales, « lamentable », puisque notre Dukson aurait fini très mal, poursuivi pour marché noir et vol, il est arrêté, et aurait été blessé lors d'une tentative d'évasion. Il aurait succombé à son opération(8).
Éric Lafon, conservateur au Musée de l'histoire vivante
(1) Musée de l'histoire vivante - 31, boulevard Théophile Sueur - 93100 Montreuil.
Site Internet : http://www.museehistoirevivante.com
(2) Voir sur le site de la Parisienne de la photographie http://www.parisenimages.fr dans la partie consacrée à la galerie des collections, les photographies du fonds Roger Viollet relatives à cet événement.
(3) Cette photographie a été publiée dans un hors-série du magazine, L'histoire militaire du XXe siècle consacré à la Libération de Paris, « Paris libéré ! 19-27 août 1944 », dossier réalisé par Jean Rocheteau.
(4) René Dunan, Ceux de Paris août 1944, Genève, éditions du milieu du monde, 1945, 405 p.
(5) Pierre Bourget, Paris 1940-1944, Paris, Plon, 1979, 255 p.
(6) Malheureusement, il s'agit d'un contretype extrait d'un dossier documentaire conservé au Musée de l'histoire vivante dans le fonds Daniel Tamanini, sans aucune note et référencement de l'image renseignant sur la source et la propriété.
(7) Dans l'ouvrage de Jean Lacouture, Voir de Gaulle, Paris, éditions du Chêne, 2005, p. 141.
(8) Si vous avez des informations complémentaires ou des sources iconographiques complémentaires à celles citées dans cet article, vous pouvez contacter la Fondation de la Résistance.