Français en Résistance. Carnets de Guerre, correspondances, journaux personnels. Edition établie et présentée par Guillaume Piketty(collectif) Paris, Edition Robert Laffont, collection , 2009, 1169 pages Ce volume est une « première » éditoriale, par sa volonté de rassembler les écrits intimes de 6 Français libres et 5 résistants, écrits pour la plupart inédits (900 pages environ sur 1100) et complétés par des textes déjà publiés mais contribuant à l'équilibre savant du recueil. Côté France libre, la nouveauté essentielle concerne deux grandes figures pionnières. D'abord René Pleven, dont la correspondance familiale nous fait pénétrer dans l'envers privé de son action aux côtés de De Gaulle : la séparation d'avec sa femme et ses deux filles, la précarité matérielle de ses conditions de travail (en particulier lors de son installation à Alger)...Un seul épisode suffirait à montrer l'apport de tels écrits : devant les doutes initiaux émis par son épouse sur sa décision de rallier la France libre, Pleven est amené à détailler dans plusieurs lettres ses raisons d'agir , politiques (p. 936), sentimentales (p. 938), éthiques (p 941). Cet instant de vérité entre deux époux nous révèle ainsi la complexité des ressorts d'un engagement - complexité que le pudique Pleven n'aurait peut-être pas dévoilée à d'autres destinataires. Ensuite et surtout, Diego Brosset, qui s'illustra comme général commandant la 1ère DFL en Italie et en France et périt accidentellement dans les Vosges à l'automne 1944. Les 300 pages de ses carnets sont d'une foisonnante richesse, mais leur singularité comme leur exemplarité apparaissent d'autant mieux qu'ils sont ici rapprochés d'extraits déjà publiés des carnets (plus laconiques) du lieutenant puis capitaine Brunet de Sairigné, rallié en Angleterre, et des correspondances familiales du colonel Génin (premier officier supérieur rallié de métropole aux FFL, tué en Syrie) et du lieutenant Garbit (rallié en Afrique, mort de typhoïde fin 1941). Complété par quelques lettres et discours du général Leclerc, pour la plupart inédits, ce corpus permet d'éclairer de l'intérieur la mentalité encore trop mal connue de ces officiers FFL ralliés dès 1940. Les points communs entre eux ne manquent pas : le dégoût devant la débâcle, confondant dans un même opprobre les chefs militaires et les « politiciens » de tout bord qui ont été incapables de préparer la France à la guerre, le rejet immédiat d'un armistice qui renie la parole donnée à l'Angleterre, mais aussi le décalage cruellement ressenti lors du retour, en 1944, par rapport à l'état d'esprit des Français - y compris parfois des jeunes FFI s'enrôlant dans l'armée (p 522 : Brunet de Sairigné). Moins connu, chez certains, la vision du futur analogue à celle de De Gaulle qui fonde leur diagnostic de juin 1940 (la fragilité de l'Allemagne nazie pour Génin, p 616 ; l'illusion d'une France de Vichy « neutre » dans la guerre, pour Brosset, p. 147), mais aussi une fidélité à de Gaulle qui n'exclut pas l'analyse de ses fautes et de ses « habitudes d'autocrates » (Brosset) voire la contestation ouverte (Leclerc refusant en décembre 1944 d'être subordonné à de Lattre). Car cette fidélité au Général repose elle-même sur des analyses rationnelles ; ainsi Koenig, rapporte Brosset, est d'accord avec lui pour diagnostiquer en 1943 chez Giraud une difficulté à comprendre « lui, pur militaire et aristocrate, cette vérité évidente pour nous que ce qui fut notre classe a tellement démérité que la masse populaire française est devenue la seule ressource, que c'est sur elle qu'il faut s'appuyer et que pour elle Giraud n'est rien, de Gaulle est tout» (p 248). La singularité la plus visible des carnets de Brosset, outre une sensibilité littéraire qu'il vit comme une tentation à écarter (p. 335) est dans leur lucidité critique tous azimuts à l'égard des « grandeurs et des faiblesses du mouvement de Gaulle » (p 169). Elle n'épargne pas les chefs militaires : « l'intempérance intellectuelle et de langage des cadres supérieurs» (de Larminat et Leclerc), les rivalités entre généraux (Catroux, de Larminat, de Lattre). Elle vise aussi les vieilles unités FFL, indisciplinées, y compris sa propre division (« elle me porte par son courage, elle me foutra par terre par son intolérance ») - ce qui l'oppose à un Brunet de Sairigné, par exemple, dont le « moi » est souvent en retrait dans ses écrits intimes au profit du « nous » des officiers Français libres. En 1944, Brosset traite par dérision de « trotskystes » certains FFL de la première heure « satisfaits de leur fierté d'en avoir été, inquiets d'être supplantés » et donc tentés de juger les autres à l'aune d'un seul critère : l'antériorité de l'engagement (p. 375). Cela dit, il n'est pas plus complaisant pour la 1ère armée et son chef, se retrouvant d'accord avec Eve Curie (un temps officier de liaison au 3e bureau de l'Etat-major) qui la traite de «maison de fous » par la façon dont les impératifs logistiques y sont négligemment traités. Or, « une armée c'est une grande entreprise aux multiples services, qui doit être conduite bien plus comme une grosse affaire, trust horizontal et vertical que comme une séance de discussion au Centre des hautes études militaires » (p. 399). En fait, la critique, chez Brosset, n'est jamais malveillante : elle alimente sa propre réflexion incessante sur les qualités et les défauts inhérentes à sa fonction de chef militaire, elle vient aussi d'une curiosité inlassable pour les êtres qu'il rencontre, ce qui l'amène à se méfier de tout jugement définitif (voir l'évolution de son appréciation de Catroux), mais aussi à s'auto-analyser - avec des limites assumées : « ce journal, comme tous les documents de cette sorte n'a pas dit le pire de moi » (p. 231). Il le juge d'ailleurs important moins par les faits rapportés que par la notation de « nos sentiments qu'un jour nous ne comprendrons plus » (p 241), considérant à quel point la distance avec d'autres Français paraît aujourd'hui infranchissable, à quel point les incertitudes sur le sort de la France voire du monde entraînent au « doute sur soi-même ». L'autre massif de ce recueil, côté résistance intérieure, est constitué surtout par deux journaux intimes : celui de Charles d'Aragon, d'où ce chef départemental du mouvement Combat dans le Tarn tirera dans les années 70 ses souvenirs (La Résistance sans héroïsme), et celui - 200 pages - de Louis Martin-Chauffier, un des piliers des publications clandestines du mouvement Libération-sud, déporté en juillet 1944, dont le domicile (à Collonges-au-Mont-d'Or) hébergea de nombreux proscrits et des réunions clandestines des chefs résistants de zone sud. Les extraits beaucoup plus brefs des correspondances privées de trois autres résistants apportent ici un contrepoint : Pierre Brossolette, Claire Girard (étudiante puis responsable d'une exploitation agricole, fusillée en août 1944 dans l'Oise), Lazare Rachline (secrétaire général de la Lica avant-guerre, membre d'un réseau d'évasion britannique puis agent important du BCRA en France). Ils rappellent à quel point les destinataires influent sur le message : à sa femme ou à ses proches, le résistant veut communiquer son espoir et son refus de renoncer, les doutes affichés étant liés à la séparation (Rachline p 1102). Dans les deux journaux intimes, on retrouvera comme dans les lettres le poids lancinant des difficultés matérielles - notamment chez les trois journalistes refusant d'écrire sous le contrôle de l'occupant : d'Aragon, Martin-Chauffier, Brossolette. En revanche, c'est seulement grâce aux deux journaux intimes qu'on appréhende pleinement le long processus préliminaire qui précéda l'engagement en Résistance pour certains pionniers et les doutes qui continuèrent à les assaillir après leur décision. Durant le semestre, voire l'année qui suit la débâcle et l'armistice, l'atmosphère est telle en zone sud que d'Aragon comme Martin-Chauffier cherchent d'abord à retrouver des repères intellectuels. Ayant tous deux refusé de continuer à écrire dans les journaux de zone occupée, plongés en zone sud dans un abandon au maréchalisme et à la Révolution nationale qu'ils rejettent d'emblée, ils pensent d'abord à préserver leur liberté d'esprit en cultivant leur solitude intellectuelle : Martin-Chauffier, observateur écoeuré de la naissance de l'Etat français à Vichy, se sent dès lors « apatride » et conclut : « Je regarde avec tranquillité la ruine de tout ce qui était mes raisons de vivre (...) Je fais de l'autarcie. C'est, je crois, la meilleure manière de comprendre, et d'être lucide » (p 757). « L'heure présente est une heure de recueillement » dit le démocrate-chrétien d'Aragon (p.8), qui se plonge dans la lecture des pères de l'Eglise et des réformateurs catholiques du 19e siècle, lesquels le confortent par exemple dans son rejet de l'engagement du haut clergé catholique aux côtés du nouveau régime (p 10). Confident de cette « retraite » spirituelle, son journal intime aide à comprendre comment il prend appui sur sa foi pour s'engager en résistance contre tout espoir rationnel, alors même qu'il « attend le pire » (p 47) : une Europe dominée par Hitler et une France esclave volontaire des nazis (p 58). Ces deux carnets, tout en ne cèlant pas l'opposition au régime de leurs auteurs, s'astreignent à une discrétion aisément compréhensible concernant le récit de l'engagement résistant, ce qui introduit ici une différence radicale avec le corpus « Français libre » et rend d'autant plus indispensable leur mise en perspective par les éclaircissements biographiques, les notes de bas de page et la réflexion introductive de Guillaume Piketty. A titre d'exemple, seules quelques notations contreviennent au détachement misanthrope et à l'absence revendiquée de passion que Martin-Chauffier affiche de 1940 à 1944 au service de l'écriture d'un roman et d'un essai sur Chateaubriand. En mai 1941, lorsque son épouse Simone et ses filles le rejoignent, venant de zone occupée, il écrit simplement : « je vis au milieu d'héroïnes et de héros » (p.830) - allusion à l'engagement précoce de Simone dans le groupe du Musée de l'Homme. Un an plus tard, il prend pour la première fois comme objet de sa pensée de moraliste la résistance, allusivement : « le malheur commun crée l'enthousiasme, le dévouement, le sacrifice » - et l'union, ajoute-t-il, mais pour la prédire précaire : elle sera menacée une fois le malheur vaincu, « car chacun se représente le bien supérieur autrement que son allié d'hier, et ses intérêts antagonistes » (p. 867). Ce n'est que dans une lettre à Roger Martin du Gard du 15 janvier 1944 (ajoutée au corpus) qu'on découvre l'autre Martin-Chauffier, intellectuel résistant, ému de côtoyer « tant de courage, tant de désintéressement », et porte-parole d'un « nous » convaincu d'incarner les « valeurs spirituelles » de la France :: « nous sommes faits pour dire le vrai, définir le juste et les rendre sensibles en les disant le mieux possible » (p 909-910). En confrontant les exilés de la France libre et les clandestins de la Résistance, en croisant correspondances et carnets intimes, ce recueil a ainsi pour immense avantage de nous faciliter une lecture « non naïve » de ces textes. Ceux-ci peuvent changer de fonction et de statut suivant chaque individu, nécessitent un décryptage attentif à la complexité de chaque configuration psychologique. Mais ils sont aussi d'irremplaçables outils pour comprendre les bouleversements induits dans une période à l'issue de laquelle un officier général (Brosset) tire un trait sur « l'Europe à suprématie française », jugeant que « penser français » ne suffira plus à l'avenir et qu'« il faut penser européen si l'on ne veut pas penser anglo-saxon ; et anglo-saxon, c'est d'abord américain » (p. 385). Bruno Leroux |