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Photographie de La "messe sur la barricade" à Montreuil. Août 1944.


Hervé Guillemet et Vincent Simon
© Musée d\'histoire vivante à Montreuil
© Musée d'histoire vivante à Montreuil

 

L'iconographie relative à la Libération de Paris et de sa région, fin août 1944, est particulièrement abondante. La majeure partie de celle-ci est cependant consacrée aux événements survenus dans la capitale. La libération des communes de la banlieue parisienne, moins connue, permet cependant d'approcher des situations locales très diverses. 

Ainsi en est-il de Montreuil, limitrophe de Paris, appartenant au vaste ensemble des communes de "la banlieue rouge" dirigées par le PCF avant 1939. 

Deux photographies, prises à Montreuil à la fin du mois d'août 1944, représentent  « La messe sur la barricade » selon une expression utilisée depuis 1982. Cet événement est riche de sens sur la situation de l'époque dans la commune. Son souvenir, longtemps enfoui, est depuis deux décennies célébré localement. Il présente aujourd'hui un intérêt qui peut dépasser le simple usage d'une mémoire locale.En 2004, le musée de l'Histoire vivante à Montreuil a présenté une exposition consacrée à la libération de la commune qui a fait une large place à l'étude de la mémoire de cet épisode. Nous remercions l'équipe du musée, et notamment Eric Lafon, conservateur, de nous avoir autorisé à publier ces deux documents.   

   

Prises à la fin du mois d'août 1944, les deux photographies ont été publiées, sous bénéfice d'inventaire,  pour la première fois en 1982 dans un ouvrage d'histoire locale consacrée à « Montreuil sous bois ». Un bref commentaire «Messe sur une barricade célébrée par André Depierre août 1944» et une simple indication «Photo André Depierre» permettent alors de situer approximativement l'événement, son contexte et son principal acteur. Elles sont, surtout depuis les années 90, régulièrement utilisées dans la presse municipale montreuilloise pour illustrer les articles consacrés à la libération de Montreuil. Cette tardive publication peut s'expliquer tant par la conservation privée des documents que par le regain de références aux épisodes de la Libération de 1944 par la municipalité d'alors.

Les deux photographies présentent les mêmes caractéristiques. Maladroitement cadrées, prises dans l'instant, peut-être sous le coup de l'émotion, elles semblent réalisées par un amateur,  furtivement, et alors sans intention de publication. On distingue sur l'une d'elle un prêtre face à l'objectif, disant la messe, tandis qu'au premier  plan, un homme en armes semble monter la garde et poser pour l'occasion. Sur l'autre, des hommes, certains en uniforme et  saluant, tandis que d'autres, la bouche ouverte, semblent chanter.

Les deux scènes sont prises à l'air libre, les lieux ne sont pas reconnaissables. Elles illustrent au fil des décennies un événement à la fois commun en région parisienne : la libération d'une commune de la banlieue-est, mais aussi exceptionnel -« J'ai dû être le seul prêtre en France à célébrer une messe sur une barricade »- rappelle en 1994 André Depierre.

Le bref commentaire, sans cesse repris depuis et conservé ici comme titre des documents, précise qu'il s'agit de la « messe sur la barricade ». L'expression mérite qu'on s'y attarde, la barricade en question n'étant en effet pas réellement identifiable sur la photographie. Cette mention incertaine renvoie aux erreurs et confusions des acteurs sur un événement devenu lointain. Elle est reprise sans questionnement depuis 1982 dans de nombreuses publications montreuilloises. A ce titre elle  participe aussi d'une construction de la mémoire locale de la Libération de la commune. Pour la comprendre, il est nécessaire de faire un détour par les témoignages recueillis, portant depuis 1944 sur les « journées libératrices» de Montreuil, de confronter ceux-ci aux discours tenus et aux documents pouvant permettre de dater et de préciser l'événement.

 Un prêtre en banlieue à Montreuil :

L'abbé Depierre, qui dit la messe ce jour du mois d'aout 1944, est né dans une famille  profondément chrétienne de cultivateurs jurassiens. Ordonné prêtre en juin 1943, il refuse de partir  en Allemagne dans le cadre du S.T.O., gagne quelque temps le maquis puis rejoint Henri Godin, aumônier de la JOC à Paris. Ce dernier a publié en 1943 son mémoire sur la déchristianisation du monde ouvrier, plus connu sous le titre « France, pays de mission ? »  qui a profondément bouleversé le cardinal archevêque de Paris. Mgr Suhard  « homme classique et en même temps exceptionnel » selon l'historien Emile Poulat, favorise l'apostolat catholique en banlieue ouvrière selon les vues de l'abbé Godin. Ce dernier rédige le serment prononcé dans la soirée du 14 janvier 1944, lors de la messe de minuit : « Devant la Vierge Marie, selon le jugement de l'équipe, et durant mon appartenance à la Mission, je m'engage par serment à consacrer toute ma vie à la christianisation de la classe ouvrière de Paris ». André Depierre fait partie de ce premier groupe composé de six prêtres et de plusieurs laïcs dont Geneviève Schmitt. Celle-ci, résistante comme son père, Henri Schmitt, employé communal à Montreuil et fusillé au Mont Valérien en 1941, s'est convertie au catholicisme en prison et est engagée dans l'action missionnaire au sein de la Mission de Paris.

C'est par son intermédiaire qu'il est prévenu de la situation à Montreuil et qu'il s'y rend après le 18 août 1944. Si les témoignages postérieurs s'attachent à situer la cérémonie au plus près du 18 août, justifiant ainsi la référence à la barricade pourtant inexistante sur la photographie, un document conservé au Musée de l'Histoire vivante à Montreuil permet de la dater précisément. Un carnet de notes rédigé par Marcel Troubat, membre des "milices patriotiques", se présentant sous la forme d'un journal relatant les événements au jour le jour dans un style épuré parfois télégraphique, consigne à la date du 29 août  à 9 heures 30, la tenue d'une "messe en plein air au carrefour en bas de la côte pour les victimes et fusillés de l'insurrection". André Depierre lui-même, dans un texte rédigé en 1990, confirme le fait dans ses grandes lignes en évoquant « Quand on fut certains que la ville était libérée [souligné par nous] [...] une messe d'action de grâce sur une barricade, avec des pensées reconnaissantes pour tous les martyrs de la Résistance.".

 « Montreuil libéré »:

Cette scène intervient dans le climat d'illusion lyrique de la libération de Paris et de sa banlieue. A Montreuil, les combats entre la Résistance et les troupes allemandes consistent en  accrochages ponctuels durant les journées des vendredi 18 et samedi 19 août. La ville en tant que telle ne constitue pas pour les Allemands un objectif militaire. Les affrontements se concentrent le long des axes, en particulier autour de la mairie, qui permettent de relier les forts de Vincennes et de Rosny, encore disputés les 24 et 25 août. L'hôtel de ville est définitivement entre les mains des FFI à partir du 19 août. Le 26 août, alors que les Parisiens acclament le général de Gaulle sur les Champs Elysées, Jacques Duclos, dirigeant national du PCF clandestin et député de Montreuil, présent dans la commune  pour la première fois depuis 1939,  prononce un discours place de la mairie devant plusieurs milliers de Montreuillois. Les barricades sommairement édifiées sont retirées à partir du 28 août. Le 29 août, toutes les communes de l'actuelle Seine-Saint-Denis sont définitivement libérées. Le bilan humain des combats à Montreuil est difficile à établir, les témoignages et états postérieurs restant imprécis sinon contradictoires sur les chiffres et les identités des victimes. Plusieurs plaques commémoratives rappellent le sacrifice d'au moins un FFI et d'un sapeur pompier tués par des balles allemandes.   

Les "journées libératrices" se déroulent à un moment-clé pour le PCF: il doit reconquérir le pouvoir local qu'il a dû abandonner depuis 1939,  malgré la tentative vouée à l'échec de l'automne 1940, à la délégation spéciale désormais "nulle et non avenue". L'extrait d'une lettre adressée le 22 août 1944  à Jacques Duclos,  insiste sur les efforts engagés en ce sens par les cadres du PCF «  je donne l'indication de ne rien  sortir et d'agir sans qu'on parle du député de Montreuil [Jacques Duclos, élu député de la circonscription en 1936] tout comme à Ivry on associe Maurice [Thorez, député d'Ivry alors à Moscou] à tout ce qui se fait ». Elle témoigne du souci d'organiser la continuité du pouvoir par rapport à l'avant guerre, en mettant en avant d'anciens élus, présents dès le 18 août ou appelés à revenir dans la commune comme Daniel Renoult, ancien premier adjoint au maire. Mais la "conquête de l'hôtel de ville", premier objectif des groupes de résistants,  s'effectue de manière confuse, alors que l'organisation partisane est encore peu structurée. 

Un récit héroïque:

Dès l'automne 1944, se diffuse le récit conforme à la vision énoncée par Jacques Duclos à la première réunion de la direction communiste le 31 août. Il met en valeur le rôle du parti et des masses. Le18 août 1945, une rue de la commune est rebaptisée « rue du 18 août ». Le fait d'armes de la libération de Montreuil, désormais attaché à cette date, participe à la construction du mythe de la première commune libérée par elle-même en région parisienne, qui « vient de donner le signal de l'insurrection glorieuse qui libérera la région parisienne ». Il  nourrit encore plusieurs décennies après la "fierté" d'une ville "fidèle à cette histoire, à ses héros, à ses martyrs" et doit donner "aux jeunes la force d'affronter les grands défis de notre époque". Le pouvoir municipal montre sa fidélité à l'héritage de la Libération et de la Résistance, tout en diffusant un récit héroïque susceptible d'ordonner des événements en partie improvisés. "C'est le peuple qui a fait cela" proclame en 1994 Georges Valbon, responsable d'un groupe FTP participant aux combats d'août 1944, qui valorise localement Montreuil, la commune "soi-même libérée" selon les mots de Marcel Dufriche, maire jusqu'en 1984. Il adapte ici le dernier vers du poème de Louis Aragon à propos de Paris, publié en septembre 1944 puis repris dans  La diane française en 1946.

 La scène  disparaît dans les publications municipales jusqu'en 1982. Elle ressurgit alors dans un contexte bien différent, marqué par la crise d'identité de la culture politique locale et par la résurgence de la référence à la Résistance et aux épisodes de la Libération, dans une version montreuilloise réactualisée de la "main tendue aux chrétiens" de Maurice Thorez en 1936. Désormais, les photographies n'apparaissent comme un témoignage susceptible de troubler l'hégémonie politique locale. Les témoignages d'André Depierre et de Geneviève Schmitt peuvent restituer une atmosphère plus confuse que dans les récits antérieurs, tout en reprenant à leur compte certains éléments de l'histoire canonique de l'épisode. Le 26 août 1944, André Depierre devait expliquer au cardinal Suhard, évincé le même jour des cérémonies de Notre-Dame de Paris, "ce qui se passe à Paris, ce que représente pour ce monde ouvrier des banlieues, au milieu desquelles  vous vivez, la Libération ». Il répond trois jours plus tard à l'appel de militants catholiques locaux : la messe est demandée "par une multitude de camarades", à la suite d'un vote selon Geneviève Schmitt, et malgré l'opposition d'un responsable FTP aux réflexes anticléricaux affirmés.   

Le résultat positif de la consultation informelle ainsi que les deux traces conservées de l'événement ne permettent pas de conclure à un « regain de ferveur religieuse » en banlieue. Soulignons juste que l'épisode joue sans doute un rôle dans la décision ultérieure d'André Depierre d'implanter en 1945 à Montreuil sa communauté missionnaire dépendant de la mission de Paris

 Ressurgies en 1982, restées depuis confinées dans le cadre quasi-mythologique de l'histoire locale, les photographies de la « messe sur la barricade » nous offrent une image ne cadrant qu'imparfaitement avec les représentations dominantes. Le changement d'échelle de l'analyse, la persistance d'une image « oubliée » pour ressurgir puis devenir emblématique par la grâce d'une culture politique soucieuse de se réapproprier l'événement, permettent  donc une relecture partielle de cette page d'histoire. On pourra alors y voir une version montreuilloise et réactualisée du « patriotisme de clocher à base de classe », selon l'expression forgée par l'historienne Annie Fourcaut. 

 

Hervé Guillemet et Vincent Simon, enseignants d'histoire et de géographie.